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ITINERARI LETTERARI | MONTAGNOLA MUSEO HERMANN HESSE © ALESSIO GUARINO
MARCO MARTELLA

L'Ermitage d'Hermann Hesse Ă  Montagnola

C’est dans la village suisse de Montagnola, dans une maison perchée face au lac de Lugano et entourée d’un jardin, qu’Hermann Hesse s’installe avec sa femme Ninon en 1931.

A lâ€™Ă¢ge de cinquante ans, Hesse fait bĂ¢tir la Casa Rossa au sommet d’un terrain en terrasses plantĂ© de vignes. C’est le dĂ©but d’une nouvelle vie, un « morceau d’existence agricole » dans lequel le jardinage jouera un rĂ´le essentiel. Des photographies conservĂ©es au musĂ©e Hermann Hesse, tout près de la Casa Rossa, montrent l’écrivain assis dans l’herbe en train de dessiner, ou bien habillĂ© en paysan, un chapeau de paille sur la tĂªte, penchĂ© sur ses tomates et ses salades. C’est une ambiance agreste, celle d’un petit monde rĂ©glĂ© par un rythme que l’écrivain qualifie de virgilien, presque intemporelle. En arrière-plan, les montagnes Ă  pic sur le lac, le vaste paysage du Tessin, vertigineux mais doux, dĂ©jĂ  mĂ©ridional.
Dans son long poème Heures passĂ©es au jardin, oĂ¹ se mĂ©langent pĂªle-mĂªle les descriptions de la vie du jardinier au fil des saisons, les conseils de jardinage et les rĂ©flexions philosophiques, Hesse explore les relations complexes, souvent mystĂ©rieuses, qui se nouent entre le travail au jardin et la crĂ©ation littĂ©raire. Pendant qu’il jardine dans son potager, nous dit-il, il se laisse aller Ă  la rĂªverie que favorisent les tĂ¢ches rĂ©pĂ©titives. Dans son esprit, il dialogue avec les personnages de ses livres alors que les paysages du Jeu des perles de verre, le roman qu’il commence Ă  Ă©crire peu de temps après sâ€™Ăªtre installĂ© Ă  la Casa Rossa, s’insinuent dans le paysage du jardin de Montagnola : le geste du jardinier et celui du poète se ressemblent, parfois ils ne font qu’un.
Ce n’est pas surprenant, s’agissant d’un Ă©crivain comme Hermann Hesse. Dans les carrĂ©s du potager ou sur la page, il est toujours question, pour lui, de faire germer puis grandir, de contribuer Ă  l’émergence d’un monde idĂ©al oĂ¹ la rĂ©alitĂ© puisse se reflĂ©ter, la sève circuler. « Utiliser ce peu de libertĂ© qui est nĂ©cessaire pour que la volontĂ© de la nature devienne ma volontĂ©. » VoilĂ  la seule règle qu’il s’est donnĂ©e en tant que jardinier et sans doute en tant qu’écrivain aussi. Car c’est une poĂ©sie spontanĂ©e que, romantiquement, Hesse a recherchĂ© depuis sa jeunesse, une poĂ©sie qui naĂ®trait, selon la cĂ©lèbre formule de John Keats, comme les feuilles sur la branche d’un arbre.

Mais le potager de la Casa Rossa lui offre des satisfactions, des enchantements qu’il aurait cherchĂ©s en vain dans son bureau, dans les pages de ses romans ou dans ses vers. Comme si le jardinage, ce travail accompli quotidiennement et humblement avec la nature, Ă  recommencer sans cesse, Ă©tait plus fĂ©cond d’un point de vue existentiel que la poĂ©sie elle-mĂªme. Dans Heures passĂ©es au jardin, on suit le vieil Ă©crivain dans ces moments, que chaque jardinier connaĂ®t, oĂ¹ le bonheur de l’enfance rĂ©apparait grĂ¢ce au souvenir des premiers outils de jardinage, Ă  la fiertĂ© pour la rĂ©ussite d’une plantation ou au parfum d’une fleur que l’on croyait oubliĂ©. Il aime brĂ»ler, dit-il, des branches sèches dont les cendres serviront plus tard Ă  enrichir le sol du potager, et c’est Ă  chaque fois une joie : un geste ancien, Ă  la fois acte magique, rite paĂ¯en de purification, source de rĂªverie, plaisir innocent. Et avec la poĂ©sie de l’enfance, rĂ©apparaĂ®t l’adhĂ©sion spontanĂ©e Ă  la vie, adhĂ©sion instinctive, presque animale et pourtant empreinte d’une spiritualitĂ© profonde, d’un sentiment religieux de la nature et de la vie. Cet assentiment au rĂ©el qu’Hesse avait longtemps espĂ©rĂ© trouver dans son existence tourmentĂ©e de nomade ou dans les philosophies orientales, le jardin de la Casa Rossa le lui offre enfin :

Un jardin tessinois, primitif, avec de la vigne, des lĂ©gumes, quelques fleurs. En Ă©tĂ©, j’y passe la moitiĂ© de la journĂ©e. J’y fais brĂ»ler un petit feu et m’agenouille dans les massifs. J’écoute les cloches du village sonner dans la vallĂ©e et, dans ce petit univers naĂ¯vement campagnard, je ressens l’éternel et l’intime Ă  l’égal de ce que je ressens quand je lis des poètes ou des philosophes.

Une des photos du musée Hesse le montre debout, son profil aigu contre un ciel sans nuages, en train de contempler depuis son jardin le vaste paysage qui s’ouvre à ses pieds.

Le Tessin, il avait appris Ă  le connaĂ®tre et lui avait consacrĂ© bien des pages. Ce pays suspendu entre le monde germanique qu’il avait laissĂ© derrière lui et le sud rĂªvĂ© – ni l’un ni l’autre sa vĂ©ritable patrie – l’avait accueilli bien des annĂ©es plus tĂ´t. Cette pauvre terre de frontière Ă©tait maintenant son lieu, puisqu’il y possĂ©dait un jardin. Il lui avait offert un centre dans une vigne que des gĂ©nĂ©rations d’hommes dont il poursuivait les gestes paysans, parfois maladroitement, avaient cultivĂ©e avant lui. Un balcon depuis lequel regarder le monde et que le bruit de l’Histoire atteignait Ă  peine. Autrefois, Ă©crit Hesse, on tenait ce genre de vie en estime. C’était le choix de l’homme inspirĂ© par les dieux ou de l’ermite chrĂ©tien qui se retirait dans son dĂ©sert. Aujourd’hui, on appelle cela de l’introversion, on apparente le retrait Ă  la lĂ¢chetĂ© ou, pire, Ă  l’égoĂ¯sme. C’est que fit, par exemple, un critique littĂ©raire du Spiegel en 1958, dans un article oĂ¹ il se moquait du vieil Ă©crivain exilĂ© sur les montagnes suisses, « isolĂ© du concert international de la littĂ©rature mondiale », ne s’intĂ©ressant plus qu’à ses tomates et ses capucines.

Mais dans la photo de l’écrivain debout face au paysage du Tessin, on peut lire autre-chose. Le jardin d’Hermann Hesse est un ermitage, certes, mais il ne permet pas d’oublier le monde qui l’entoure, ni les gens qui le peuplent. Contrairement à la Vallée aux Loups de Chateaubriand ou à d’autres jardins d’artistes, le retrait de la Casa Rossa n’a rien de dédaigneux et lorsque l’histoire arrive jusqu’aux portes du jardin, Hesse ne détourne pas les yeux. Dès 1933, il accueille chez lui des amis allemands, comme Thomas Mann, fuyant le pays et plus tard la guerre, qui trouvent à la Casa Rossa un lieu de sérénité inespérée. Comme le dira Clemente Molo, médecin et ami de Hesse, la maison de Hermann et Ninon Hesse devint alors « un phare qui attirait les fugitifs, les exilés, les déshérités… »

A la fin de la guerre, la paix revient mais ce n’est qu’une illusion. Depuis son jardin, Hesse continue Ă  regarder le monde. Il s’inquiète maintenant du devenir de ce paysage suisse oĂ¹ les vergers et les champs ont cohabitĂ© pendant des siècles avec la forĂªt et les pics inaccessibles. Il sait que ce monde-lĂ  ne survivra pas longtemps Ă  l’avancĂ©e de la modernitĂ© : « Lotissements, maisons neuves, routes, murs, bĂ©tonnières, ivresse du progrès et spĂ©culation immobilière. Mort du bois, des champs et des vignes… ». Le jardin de la Casa Rossa est dĂ©jĂ  encerclĂ© par des immeubles modernes, tous pareils, les maisons de villĂ©giature apparaissant du jour au lendemain. Que vont devenir les quelques paysans qui restent, avec qui Hesse discute de temps en temps lorsqu’ils viennent l’aider pour les vendanges ? Avec la disparition de ce paysage rural, ce n’est pas une beautĂ© pittoresque qui disparaĂ®t en quelques annĂ©es seulement mais un monde tout entier, un accord ancien entre les hommes Ă  la terre, une poĂ©sie, et c’est une perte irrĂ©parable. C’est d’une autre guerre qu’il s’agit, peut-Ăªtre plus terrible que celles qu’a connues la première moitiĂ© du siècle, une Å“uvre de destruction opĂ©rĂ©e par le rouleau compresseur de l’histoire contemporaine – ce progrès laissant si peu de place Ă  la libertĂ©, que Pier Paolo Pasolini, de l’autre cĂ´tĂ© des Alpes, qualifiera bientĂ´t de « gĂ©nocide ».

Et les livres dans tout cela ? Offrent-ils juste une consolation ? Pour Hermann Hesse, la poĂ©sie n’a pas le pouvoir de renverser le mouvement irrĂ©sistible de l’histoire et toutes ces forces, apparemment invincibles, qui pèsent sur l’individu – fascisme, communisme, idĂ©ologie capitaliste, marchandisation de la vie, dĂ©chĂ©ance de la beautĂ© en simple ornement, en objet de consommation – mais elle protège cette marge d’humanitĂ© qui persiste en nous. De mĂªme le jardin, cet espace offert aux hommes oĂ¹ le dialogue avec la nature peut recommencer tous les jours et l’espoir persister :

Le monde nous concède peu de choses Ă  prĂ©sent, il semble nâ€™Ăªtre que vacarme et angoisse ; cependant, l’herbe et les arbres continuent de pousser. Et mĂªme si un jour la terre entière est recouverte de blocs de bĂ©ton, le grand ballet des nuages se poursuivra dans le ciel ; ici et lĂ  des hommes continueront d’ouvrir grĂ¢ce Ă  leur art la porte d’accès au divin.

Le jardin de la Casa Rossa, dont il ne reste presque plus rien, a failli disparaĂ®tre tout Ă  fait rĂ©cemment. Le terrain avait Ă©tĂ© mis en lotissements pour qu’on puisse y construire des immeubles de standing avec vue sur le lac. GrĂ¢ce Ă  l’action d’associations de protection du patrimoine paysager local, le Tribunal administratif du Tessin a annulĂ© ce projet, qui pourrait cependant Ăªtre prĂ©sentĂ© Ă  nouveau dans les annĂ©es qui viennent. Quel projet alternatif pourrait redonner de la vie Ă  ce lieu qui actuellement n’a plus d’identitĂ© cohĂ©rente, encerclĂ© par un paysage qui n’est plus celui que Hesse avait aimĂ© ? La question qui se pose lĂ  est celle, Ă©pineuse s’il en est, du devenir des maisons et des jardins d’artistes, qui lorsqu’ils ne sont pas effacĂ©s sont souvent transformĂ©s en simples sites mĂ©moriels ou, pire, en attractions touristiques. C’est la question du sens du lieu qui se pose, de sa signification. Un jardin est toujours un lieu vivant et les jardins des Ă©crivains le sont, peut-Ăªtre encore plus, car des liens complexes, fĂ©conds, profonds y ont Ă©tĂ© tissĂ©s entre nature, jardinage et crĂ©ation artistique. Seuls des projets capables de faire continuer leur vocation et qui les placent Ă  l’abri du bruit du monde – ce monde qu’ils ont fui un jour – sont en mesure de rĂ©pondre Ă  un tel dĂ©fi.

Actuellement, les autoritĂ©s du Tessin Ă©tudient la possibilitĂ© de crĂ©er Ă  la Casa Rossa un parc littĂ©raire consacrĂ© Ă  Hermann Hesse. On peut espĂ©rer qu’un projet rĂ©ellement crĂ©atif, rĂ©ellement inspirĂ© du rĂªve de l’auteur de Siddhartha, Ă  la fois simple et ambitieux, puisse voir le jour dans cet espace dĂ©laissĂ©. Et que la casa Rossa redevienne le phare dans la nuit qu’il a Ă©tĂ©, un espace de civilisation au cÅ“ur de l’Europe, cette Europe oĂ¹, comme du temps de Hesse, des murs recommencent Ă  s’élever.